Hugo Roelandt — INTERVIEWS AND ESSAYS
Marc Holthof. The End is a New Beginning/ Het einde is een nieuw begin/ La fin est un nouveau départ [essay], 2024
LA FIN EST UN NOUVEAU DÉPART
Hugo Roelandt (Alost, 1950 – Anvers, 2015) était un artiste de la performance et de l’installation ainsi qu’un photographe. Entre 1975 et 1987, il fut l’une des figures de proue de l’avant-garde anversoise, aux côtés d’Anne-Mie Van Kerckhoven, Narcisse Tordoir, Ria Pacquée, Guillaume Bijl, Danny Devos, et d’autres. En 1981, ce pionnier de la performance et de l’art post performance a fondé à Anvers l’espace d’art Montevideo avec Annie Gentils. Il a également enseigné au Département de Photographie de l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers.
Hugo Roelandt ne s’est pas limité à un genre ou à une discipline artistique et ne s’est pas non plus appuyé tout au long de sa carrière sur une même idée ou un même style artistique. Ses œuvres et les médias qu’il a utilisés se distinguent par leur diversité. Ainsi, il a régulièrement travaillé avec d’autres plasticien·nes, avec des musicien·nes et avec des scientifiques. Ce qui ne l’a pas empêché de réaliser, au début et à la fin de sa carrière, une longue série d’autoportraits. Si Roelandt se considérait avant tout comme un performeur, il relativisait en même temps ce rôle et se montrait fort critique envers l’orientation que la performance avait prise.
L’œuvre de Roelandt peut être subdivisée en trois grandes périodes. Au cours de la première – dans les années 70 –, il est passé de la photographie à la performance. Formé en tant que photographe, il a réalisé la série Feelings, entre autres. L’aspect le plus important de cette série n’était cependant pas les autoportraits humoristiques, mais l’aspect performatif des variations sur le même thème qu’il créait.
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Le tableau peint, la représentation classique de l’art comme fenêtre sur le monde, voilà précisément ce que Roelandt voulait à tout prix éviter dans son œuvre. Avant de s’installer à Anvers en 1970, il a étudié la photographie à l’académie d’Alost, sa ville natale, où il a également travaillé comme photographe pendant une brève période. À l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers, il a rencontré Anne-Mie Van Kerckhoven, avec laquelle il a entretenu une relation amoureuse jusqu’au début de l’année 1977.
Dès le début, Roelandt a développé une aversion pour ce qu’il appelait la « Photo photo ». Il entendait par là la photographie qui se prend au sérieux, qui accumule
les clichés réalistes et préfère la représentation à l’expression. En somme, tout ce que les admirateur ·rices enthousiastes aiment tant dans la photographie « artistique » : la chaleur humaine, l’esthétique attrayante, le romantisme inspiré et les « tranches de vie » réalistes. Et tout ce que Roelandt avait en horreur.
Roelandt considérait la photographie avant tout comme un moyen de capturer le monde de la performance et son évolution permanente. Dans une interview, il a affirmé que ce qui se déroulait dans l’appareil photo était moins intéressant que ce qui se déroulait devant l’objectif. Dans son cas, la performance. Une œuvre cruciale de cette époque est Sentiments projetés à l’égard de quelque chose ou de quelqu’un (1974), mieux connue sous le nom de Feelings, préalablement citée (image 1). Il s’agit de quelques dizaines de diapositives d’autoportraits. Non pas des autoportraits conformistes, classiques, sérieux, introspectifs. Non, Roelandt y varie les tenues, suggérant souvent le travestissement et fait des grimaces face à l’objectif. Cette série de diapositives s’accorde parfaitement avec les photos en drag queen, de la même époque, ou avec la magnifique série d’affiches du groupe de cabaret Kiek, dont il était membre à l’époque.
Ces portraits et autoportraits aux connotations ambigus sur le plan sexuel reflètent la tradition des Vuil Jeanetten (« sales tantouses », n.d.t.) du carnaval d’Alost. En même temps, ils incarnent aussi le milieu gay anversois, avec des figures telles que Dennis Denys et Alain Mathijssens. Tous deux ont contribué de manière significative à l’œuvre de Roelandt : Dennis Denys, en posant comme l’Apollon d’une performance inspirée de Michel-Ange et Alain Mathijssens, en interprétant le rôle principal dans plusieurs courts métrages de cette période, tels que Blue Movie, Tricolor et A Day in the Life of a Star.
LES ANNÉES 70
J’ai rencontré Hugo Roelandt pour la première fois après une performance de Kiek à Ercola, l’un des espaces artistiques pionniers à Anvers, situé dans la Wolstraat [rue de la Laine]. Une affiche indique la date de la rencontre : le 4 mai 1974, à l’occasion d’un événement multi-artistique (img. 2). Roelandt avait participé à la performance, tandis que moi, j’y assistais en tant que membre de l’association d’étudiants de l’Université d’Anvers, amateurs de « happenings », comme on qualifiait ces événements improvisés à Ercola. Le terme de performance n’était pas encore le mot consacré pour désigner ce no man’s land entre l’art et le théâtre.
Le 9 novembre 1974 à Alost, j’ai également participé à des performances (au pluriel !) de Hugo Roelandt, Mark Verreckt, de membres du collectif anversois Dr Buttock’s Players Pool ainsi que de l’artiste local William Flips. L’affiche ne mentionne pas une débutante qui deviendra l’un des piliers de l’avant-garde anversoise : Ria Pacquée. De ces performances pionnières, il ne reste que l’affiche, conçue par Anne-Mie Van Kerckhoven (qui signait déjà avec ses initiales, AMVK) et Hugo Roelandt, et une cassette vidéo sur laquelle on peut voir une série d’actions complètement improvisées, sans véritable cohérence ou si peu, hormis celle de Roelandt peignant sur le corps nu de Mark Verreckt des rayures qui le font disparaître à l’arrière-plan.
Bien que j’aie participé à cette toute première performance, je n’ai jamais vu la performance et l’exposition beaucoup plus importantes intitulées Recherche sur l’idéal esthétique actuel (1976), qui ont eu lieu deux ans plus tard à Gand, dans ladite Salle noire (salle d’exposition de l’Académie des Beaux-Arts de Gand, n.d.t.). Par la suite, j’ai vu à plusieurs reprises les photographies de nus en noir et blanc d’une hauteur de 3 mètres. Dans un certain sens, elles sont, ainsi que les autoportraits colorisés, les chefsd’oeuvre de Roelandt en sa qualité de photographe non conventionnel. Au cours de l’été 1977, j’ai entrepris pour la première fois le voyage à la Documenta de Kassel. J’étais équipé d’une caméra vidéo portable, que nous avons utilisée pour filmer un essai de performance dans les baraquements qu’avait loués Roger d’Hondt — le cofondateur de l’espace New Reform à Alost. Malheureusement, il a fallu annuler la performance. Après les Quatre Saisons (1977), ce fut à quelques jours d’intervalle la seconde performance d’affilée imaginée par Roelandt qui a dû être abandonnée. L’idée originale consistait à présenter les Quatre Saisons à Kassel. Mais AMVK d’abord et ensuite Narcisse Tordoir et Jan Janssen s’en sont retirés. Ces deux derniers ont préféré participer à une performance plus physique, sous l’influence du duo d’artistes allemands de la performance, Reindeer Werk, qui s’était produit, entre autres, à l’espace expérimental Today’s Place. Roelandt n’appréciait toutefois pas trop les performances bizarres de Reindeer Werk. Il les trouvait surjouées et elles ne lui paraissaient pas assez authentiques.
La réponse de Roelandt fut une performance en solo à l’extérieur des baraques : il a introduit ses pieds, avec chaussettes, chaussures et tutti quanti dans une caisse remplie de plâtre et s’est couvert d’un filet. Moi, j’étais hélas déjà rentré chez moi plus tôt dans la semaine, et je n’ai donc pas assisté à cette performance – désormais célèbre – au Stadtarchiv de Kassel. C’est aussi la première et seule fois que Roelandt a vendu une œuvre à un collectionneur un peu trop pressant, à savoir, la boîte avec les chaussures dans le plâtre, l’empreinte durable de la performance.
BRUXELLES
Au cours des années 70, Roger D’Hondt était l’homme derrière la carrière de Roelandt en tant qu’artiste de la performance : c’est lui qui a organisé toutes les performances à Alost. Il entretenait par ailleurs de bonnes relations avec l’Université d’Anvers. Le point culminant de leur collaboration fut le Performance Festival, organisé au Beursschouwburg à Bruxelles, en 1978. Chacun·e qui, en Belgique et dans les pays limitrophes, avait un lien avec la discipline y a participé. Le finale, lors de la soirée de clôture, était réservé à la performance dite du Beursschouwburg de Hugo Roelandt. Ou, pour s’en tenir au nom officiel : Si vous faites exactement ce que nous disons (ou pas si exactement), vous faites la pièce vous-même (1977) (img. 3).
Je suis allé à Bruxelles assister à cette performance unique – en tant que simple spectateur. Roelandt avait rassemblé les spectateurs dans le foyer du théâtre, où ils ont dû longtemps patienter. Un problème inattendu avait surgi. Les musiciens participants de l’ensemble Werkgroep Improviserende Musici (WIM) [groupe de travail de musiciens improvisateurs] étaient suspendus par d’épaisses cordes à des harnais de parachute dans la tour de scène du théâtre, mais contrairement aux attentes, cette suspension ne les rendait pas immobiles, mais provoquait de lents mouvements circulaires. Pour résoudre le problème, il suffisait de laisser traîner les cordes sur le sol. À l’entrée, on nous avait remis, en guise de billets, une bande de papier perforé avec des instructions pour la performance. Finalement, nous avons pu entrer. Derrière la scène, un téléimprimeur (télex) imprimait les bandes de papier, avec une extrême lenteur (à l’aune des critères actuels). Ce qui était pratique, car le public ne pouvait monter sur scène que par petits groupes.
Chaque musicien était éclairé par un projecteur. Dès qu’une personne du public se plaçait devant l’un de ces rayons lumineux, le musicien en question commençait à jouer. En théorie, le public pouvait ainsi « composer » conjointement un morceau de musique. En fait, le résultat était plutôt chaotique, une énième tentative d’« activer» le public. La performance a néanmoins marqué les esprits et reste un classique dans l’histoire du Beursschouwburg.
Un an plus tard, Roelandt a réalisé une performance dans l’espace d’art De Nieuwe Workshop. Jo Bafcop, un de ses bons amis, également originaire d’Alost, et moi-même avons construit une grande surface inclinée en bois. Hugo Roelandt et Mark Verreckt, chacun dans une pyramide en plastique transparent, l’ont ensuite arpentée de haut en bas et de bas en haut jusqu’à en être à bout de souffle. Roelandt fut le premier à abandonner. Verreckt, toujours radical aussi bien dans ses pensées que ses actions, a continué et il a finalement fallu le libérer de sa bulle pyramidale. Quelques canaris enfermés dans des coques n’ont pas survécu à la performance.
LES ANNÉES 80
Vers 1980, Roelandt a entamé une nouvelle phase de sa carrière : ses post performances. Il n’a plus performé lui-même, mais a laissé des machines faire le travail. Sa première post performance fut une conversation entre un téléphone et un répondeur, que lui, le performeur, écoutait en silence en restant remarquablement inerte : il n’agissait ni ne réagissait.
Roelandt m’a demandé de traduire cette conversation entre machines en anglais. C’est ainsi qu’à partir de 1980, je suis devenu son rédacteur attitré. En pratique, écrire des textes pour Roelandt signifiait transcrire ses idées et les transformer en texte lisible. En revanche, Roelandt préparait toujours lui-même quelques phrases concises et condensées pour caractériser un nouveau projet.
La première, Post Performance Project 1, créée le 12 juin 1980, dans sa version originale néerlandaise, à la salle King Kong à Anvers – un centre culturel et politique notoirement indépendant – était la plus convaincante. La présence physique de Roelandt en tant que « performeur non performant » a certainement contribué à susciter une tension théâtrale dans une performance qui était par essence un audiodrame. Le contenu con sistait à expliquer de quelle manière la pièce sonore avait été créée. Une seconde version, en anglais, présentée à l’ICC à Anvers en septembre 1980 dans le cadre de l’exposition 1980 consistait
en une enquête sur le jeune art contemporain belge.
Performance Project 2 (1980), créée à De Nieuwe Workshop, était une variation collective de Post Performance Project 1, et l’on assistait à des performeurs qui parlaient à des magnétophones. Post Performance Project 2 b (1980), créée au centre d’art De Warande à Turnhout approfondissait le même thème, mais ne se limitait pas au seul texte. Il y avait aussi des projections de films et une insta llation composée d’une table et de deux chaises suspendues très haut sur un mur de la cage d’escalier. Hugo Roelandt et son collègue performeur Paul Geladi se sont assis sur les chaises et sont, une fois de plus, restés inertes – au milieu de multiples images de films.
Post Performance 3 (1981) (ou PPP3) combinait une présentation filmée de Roelandt, une série de (1983) diapositives textuelles et deux bandes vidéo de la performance dans la rue Groendal et fut présentée en première au Vleeshal à Middelburg, aux Pays-Bas où ce fut accueilli avec enthousiasme. Rétrospectivement, il est clairement apparu que les deux versions de la performance dans la rue Groendal étaient la quintessence de la pièce et constituaient de loin la partie la plus forte de l’ensemble.
La performance de la rue Groendal est une simple variation sur celle de Christo et Jeanne-Claude qui ont bloqué la rue Visconti à Paris à la faveur de barils de pétrole (1961-1962), et/ou sur la performance de Panamarenko dans laquelle Hugo Heyrman et Wout Vercammen ont bloqué la place Conscience à Anvers à l’aide de blocs de glace en 1968. Mais le génie de la version de Roelandt est d’avoir rempli la rue Groendal – une petite rue piétonne et commerçante du centre-ville d’Anvers – non pas au moyen de barils de pétrole, de blocs de glace ou autres obstacles, mais avec des figurants, des êtres humains. Après avoir distribué des tracts à l’Académie d’Anvers, Roelandt a rassemblé une trentaine de personnes (il en espérait le double), qui ont pris place dans la rue à des distances régulières les unes des autres. Les performeur·euses se tenaient debout, laissant passer, sans agressivité aucune, les passants à côté d’eux. Parfois, cela a posé quelques problèmes, comme lorsqu’un facteur corpulent a dû louvoyer entre les performeur·euses avec une sacoche très volumineuse. Mais étrangement, personne n’a réagi de manière emportée ou irritée, personne ne s’est plaint, personne n’a appelé la police. La réaction fut plutôt de l’étonnement : « Qu’est-ce que tout cela peut bien signifier ? »
UNE ÉTRANGE FORME DE POP ART
Après PPP3, Roelandt s’est engagé dans une nouvelle voie qui l’a mené en peu de temps à certains de ses meilleurs projets. À cette époque, les oeuvres de Roelandt – les Auto Matic Art Projects (1983) – s’inscrivaient dans une tendance générale des années 80, 70, et même avant, de « désacralisation », de « normalisation » et de « popularisation » de l’art. En bref, sortir l’art de sa tour d’ivoire et le ramener au niveau d’une société démocratique.
La forme d’art la plus connue, la plus populaire et certainement la plus médiatisée ayant incarné cette tendance est sans doute le pop art, en particulier l’art de Andy Warhol et ses sérigraphies de boîtes de soupe ou de Marilyn Monroe multicolores. Mais le pop art et ses représentants ne montraient pas de vraies boîtes de soupe Campbell ou de lessive Brillo, mais des images, des sérigraphies ou des représentations peintes de ces objets quotidiens.
Hugo Roelandt n’a pas copié ou cité des pionniers de l’art qu’il pratiquait, il n’a pas joué avec des exemples de ses prédécesseurs. Il va sans dire qu’il admirait Warhol, mais les « exemples » de Roelandt étaient plutôt des « contre-exemples » : au lieu d’imiter un autre artiste, il cherchait à s’en distancier.
Ce dont il voulait résolument faire table rase, c’était de l’art lui-même. Au cours des années lors desquelles je l’ai connu, de 1974 à 2015, il n’a jamais dit que nous faisions de l’« art ». Tandis que d’autres, y compris des contemporains, édifiaient un culte autour et à propos de leur art, Roelandt a opté pour une attitude critique et sceptique. Nous travaillions à un projet qui serait certainement exposé dans un espace d’art, voire dans un musée ou dans l’espace public. Mais nous n’avions que faire de savoir si c’était de l’art ou si ça ne l’était pas, ou s’il s’agissait d’un commentaire sur l’art. Ou d’une intervention – peut-être le terme le plus approprié –, d’un message au monde de l’art. Il s’agissait d’un « projet » ayant des implications pour l’art et souvent pour la société aussi, car les deux étaient étroitement liés pour Roelandt. Comme pour Joseph Beuys.
Si Roelandt n’aimait pas certains aspects souvent très « allemands », de l’oeuvre de Beuys, il en approuvait pleinement d’autres. Par exemple, la fameuse phrase de Beuys selon laquelle « tout être humain est un artiste ». Mieux encore : « devrait l’être », selon Roelandt. Ou du moins, tout le monde devrait faire l’effort de penser de manière critique et de se comporter de façon opposée à celle, souvent fâcheuse, dont l’être humain lambda de la fin du XXe siècle se comportait et se comporte encore.
Et puis, il y a le matériau. Roelandt ne réalisait pas ses oeuvres au crayon, su r de la toile, ou avec de la peinture à l’huile, mais avec du brouillard, de l’eau, des éclairs simulés, des maquettes d’hélicoptères, des voitures jouets, des essuie-glaces, des ventilateurs, des sacs en plastique, des carreaux de ciment, dela lumière colorée, du vent… Bref, avec tout ce qu’on n’utilise jamais ou très rarement pour créer de l’« art ». Des « matériaux impropres à l’art », comme les qualifiait Roelandt lui-même. Et il prenait plaisir à faire précisément cela : utiliser ce qu’on n’associe pas à l’art. Ou mieux encore : ne travailler qu’avec presque rien, ou avec le moins possible.
À travers ses projets, Roelandt ne souhaitait pas non plus suggérer quoi que ce soit. Il voulait que le spectateur fasse l’expérience de l’oeuvre, du projet ou de la situation de la manière la plus directe possible. Et il voulait libérer l’art de sa sublime solitude, et ce, non pas par sa marchandisation, qui semble être devenue la règle aujourd’hui. Au contraire : il désirait rendre à l’art ses qualités corrosives et trouvait que l’art devait réfléchir à ce monde, notre monde, et oser tout remettre en question.
PAS DE PATRON
Les Auto Matic Art Projects (ou A.M.A.P.) étaient la suite logique des Post Performance Projects, mais cette fois, en l’absence de tout·e performeur·euse, même celui ou celle qui n’agissait pas, mais que les films (PPP3, par exemple) laissaient encore apparaître auparavant en tant que simple observateur·rice. Désormais, ce personnage est totalement absent. L’action de la première A.M.A.P. est réalisée par de petites voitures jouets qui se heurtent les unes les autres et repartent dans une direction différente prise au hasard, comme des autos tamponneuses à la fête foraine. Leur terrain de jeu est un bac carré. L’observateur est une caméra vidéo suspendue qui filme d’en haut le jeu des voitures bigarrées au-dessous et en diffuse les images. Le projet, typique du travail de Roelandt, consiste en une « performance de pilotage automatique » ainsi qu’en une caricature amusante de la peinture abstraite telle que les peintres amis/rivaux la pratiquaient à l’époque. Mais pour Roelandt, il s’agissait avant tout d’un grand refus : « A.M.A.P. contient un refus d’imposer (au spectateur) un produit artistique établi ou un modèle fixe. Vouloir représenter quelque chose (une image de la réalité) n’a pas de sens ». Donc, pas de représentation, juste de l’amusement.
C’était certainement aussi l’un des moteurs de l’Aeromatic Art Project, présenté pour la première fois au Musée D’Hondt Dhaenens (MDD) à Laethem- Saint-Martin dans le cadre de l’exposition Jonge kunstenaars uit het Antwerpse [Jeunes artistes d’Anvers] (1983). Je me souviens surtout des ornements blancs et kitsch du jardin dont Guillaume Bijl avait jonché la pelouse du MDD. De l’autre côté de l’entrée, la pelouse était vide à l’exception de trois socles posés sur leur flanc. Dès le crépuscule, Roelandt a entamé les préparatifs de son Aeromatic Art Project. Avec leurs maquettes, trois pilotes d’hélicoptère ont réalisé une performance qui consistait à faire ce qui est le plus difficile pour un hélicoptère, à savoir : planer. Essayer de rester suspendu dans les airs au même endroit. Roelandt avait une fois de plus tout ramené à l’essentiel : pas de show spectaculaire, juste une simple démonstration de maquettes d’hélicoptères en vol stationnaire, (plus ou moins) silencieux, tentant de rester planer au-dessus de leur socle. Ce qui n’a pas toujours réussi. Si bon nombre d’artistes et d’amateurs d’art présents y ont certainement vu une intervention divertissante, l’intention était bel et bien de livrer une provocation à l’égard d’une exposition qui, hormis l’oeuvre de Bijl, était essen tiellement composée de peintures et de sculptures traditionnelles.
LA VOITURE DANS L’ART
Les biennales du musée en plein air du Middelheim, à Anvers, ont connu une période difficile dans les années 80 : la sculpture adoptait toutes sortes de nouvelles formes que le musée avait le plus grandmal à gérer. L’une des éditions les moins réussies fut la Biennale de l’automobile de 1985. Une oeuvre, cependant, était aussi surprenante et ludique que pr ofonde : Auto mobile tergicristallo. Une pièce bien entendu signée Hugo Roelandt, qui se composait de 18 essuie-glaces placés sur des poteaux disséminés dans l’étang de Middelheim-Laag (la partie septentrionale du parc), qui effectuaient leur mouvement à un rythme infini. Il s’agit de la suite des Auto Matic Art Projects, et d’une oeuvre qui faisait référence de manière subtile à la nature et à l’être humain. La pièce a impressionné les enfants et les artistes, en particulier la lenteur du mouvement légèrement saccadé avec lequel les essuie-glaces revenaient chaque fois à leur position verticale de départ, comme s’il s’agissait d’un effort peu évident. Ce qui s’est d’ailleurs aussi avéré être le cas : à la fin de l’exposition, les moteurs des essuie-glaces se sont complètement grippés. La réaction à l’oeuvre est venue d’un coin inattendu, la Catalogne. La Fundació Joan Miró préparait une exposition sur l’art et l’eau et a invité Roelandt à y participer. En avril 1986, il s’est donc rendu à Barcelone avec cinq collaborateurs, dont moi-même. Dans une fourgonnette VW Transporter, nous avons transporté une version du projet Middelheim, réduite à neuf essuie-glaces. La pièce était destinée à la terrasse de la Fundació, un endroit célèbre avec une vue imprenable sur la ville de Barcelone. Sur cette terrasse, l’impact des essuie-glaces était en revanche réduit : ils ne faisaient pas le poids face à l’imposante sculpture de Miró et au panorama de la ville. Pour rétablir l’équilibre, nous avons acheté des sacs de congélation en plastique à El Corte Inglés, nous les avons remplis d’eau et avons formé une grille d’échiquier qui reflétait magnifiquement les rayons de soleil. Roelandt – Miró : 1-1 !
WAASMUNSTER
En 1985, l’académie de Waasmunster nous a invités à une double exposition : Hugo Roelandt et… nul autre que Marcel Duchamp ! La contribution de Roelandt se composait du projet Circulation (1985) et d’une reprise de l’Aeromatic Art Project, avec une nouvelle performance de trois maquettes d’hélicoptères, dans le jardin de l’académie quasi plongé dans l’obscurité d’après mes souvenirs.
Mais le projet le plus important était Circulation , qui consistait en un demi-cercle formé par huit ventilateurs fixés verticalement sur un mur, dont trois microphones sur trépieds recueillaient et amplifiaient le bruit. Des ventilateurs qui tournent d’un côté à l’autre rappellent évidemment les essuie-glaces du Middelheim ou les hélicoptères du Musée D’Hondt Dhaenens, mais la matérialité était encore plus réduite cette fois. Presque rien : du vent, du bruit, de l’air, tels étaient les matériaux avec lesquels Roelandt créait des oeuvres.
LE PROJET BOEL
En termes d’envergure, voire de « spectacle », le projet Boel est sans conteste le couronnement de la carrière de Roelandt dans les années 80. Le cadre était particulier : en octobre 1985, Hoboken, une localité de la banlieue anversoise, célébrait ses 850 ans d’existence. Les habitants furent invités à une visite en autocar de quelques-uns des lieux d’intérêt de la commune, où ils furent reçus avec de la musique, du théâtre, de la danse et d’autres activités.
L’un des lieux les plus remarquables de Hoboken est le chantier naval qui portait autrefois le nom de Cockerill et qui, après 1985, à la suite d’une fusion, s’est appelé Boelwerf. C’est ce lieu que Hugo Roelandt a été invité à animer. Il a fait suspendre au gigantesque portique du chantier naval 18 autocars (deux à la fois) remplis d’habitants de Hoboken et les a bombardés d’eau, d’éclairs de lumière et de sons (une composition de Jo Bogaert). Soulevés à quelques mètres du sol, les spectateurs dans les autocars ont littéralement pu sentir le sol se dérober sous les roues des véhicules (img. 4).
L’ensemble de la performance s’est déroulée sans problème et conformément au scénario que Roelandt avait préparé – également grâce aux ingénieurs de Boelwerf et à ses ouvriers, qui avaient veillé à ne prendre aucun risque. Ce n’est qu’en échangeant dans la soirée avec nos collègues artistes à propos de ce projet sans faille que nous nous sommes rendu compte avoir oublié de prévenir les médias. Tant et si bien qu’à l’exception des habitants de Hoboken ayant pris place dans les 18 autocars en question, personne n’était au courant de la performance. Une erreur que Christo et Jeanne-Claude n’ont certainement jamais commise !
VITE FAIT, BIEN FAIT
Lorsque nous nous sommes présentés aux Keizershallen, à Alost, le 2 mai 1986, nous n’avions curieusement apporté quasi aucun matériel pour réaliser quelque projet que ce soit. Pour ménager le suspense, Roelandt avait refusé de donner plus d’explications pendant le trajet. Une fois arrivés, il s’est vite avéré que le matériel pour le projet était déjà sur place et qu’il l’était depuis toujours : la grande halle disposait d’un stock considérable de tables étroites pour servir des boissons au public lors de fêtes de la bière et autres événements similaires. Mais cette fois, les dizaines de tables sont devenues les éléments constitutifs d’une pyramide (ou d’un mastaba en escalier, pour être exact), une typologie architecturale ancestrale qui ne correspondait pas précisément aux tables kitsch avec des bases en métal clair et des plateaux en plastique gris (img. 5). Une fois de plus, Roelandt a transformé un objet banal de la vie quotidienne : il l’a sorti de son contexte de fête de la bière et l’a transformé en un élément architectural millénaire, en objet quasi archéologique.
PASSAGE CLOUTÉ VERTICAL
Après notre participation réussie à la Biennale de 1985 avec Auto mobile tergicristallo, il était presque évident que nous participerions également à l’édition suivante, qui se déroulait en dehors du parc, dans toute la ville d’Anvers, sous le titre Beeld in de Stad [Sculpture dans la ville]. Grâce à la coopération complaisante de Flor Bex, le directeur fraîchement nommé du nouveau musée d’art contemporain, le MuHKA (devenu depuis M HKA), le projet a pu être réalisé dans la Wapenstraat [rue des Armes], où quelques maisons attendaient d’être démolies pour faire place à l’extension du musée.
Toute l’oeuvre de Hugo Roelandt évoque le mouvement. Il n’y a qu’une seule exception, ou plutôt semi-exception : Pavimenti (planchers, en italien). Pour la biennale de 1997, Roelandt a conçu un trottoir qui se prolonge verticalement sur une façade. D’une part, il s’agissait d’une oeuvre massive et lourde, faite de ciment et de mortier. Mais Pavimenti suggérait également un décalage : un trottoir horizontal qui s’élançait verticalement dans l’espace. Cette installation était la plus sculpturale que Roelandt ait réa lisée. Le seul mouvement fut la performance lors du vernissage, au cours de laquelle Roelandt fut tracté à l’horizontale le long du trottoir apposé sur la façade.
ARGENT, ARGENT
Mise de bout en bout, l’oeuvre de Roelandt, avec ses projets imposants, est impressionnante. D’autant plus dès lors qu’on prend conscience qu’il s’agit en grande partie de travail d’« amateurs ». Peu de professionnels ont participé à son oeuvre : la plupart du temps, nous faisions tout nous-mêmes.
Aucun des collaborateurs de Roelandt n’a jamais été rémunéré. Nous étions des volontaires qui insistions pour travailler avec l’artiste le plus imprévisible de l’époque. Le plus démocratique aussi. Il n’était pas toujours commode, il dirigeait toujours le groupe, fixait les lignes et avait le dernier mot. Néanmoins, nous pouvions apporter une contribution significative. Et si nous n’étions pas d’accord avec la direction que lui ou le groupe prenait, nous pouvions nous retirer sans plus d’explication.
Sur le plan financier, tout se faisait en fonction de la réalisation des projets. Au cours de la première période, celle des performances, les sponsors étaient souvent des festivals de théâtre qui mettaient de temps à autre une performance à l’affiche en tant qu’événement annexe. Vers 1980, Roelandt a rompu avec cette source de revenus et a lui-même financé en grande partie les Auto Matic Art Projects ultérieurs, avec le soutien des lieux de présentation. À une seule reprise seulement, nous avons bénéficié d’une bourse de voyage du gouvernement flamand. Roelandt n’y tenait pas particulièrement, il avait horreur d’être dépendant.
CADEAU
La force, l’aspect inhabituel et la quasi-unicité de l’art de Roelandt résident dans son indépendance presque totale de l’argent, du marché de l’art, de l’art en tant qu’investissement, en tant que manifestation de moyens financiers plutôt que de créativité. Vendre une performance – ce qui est monnaie courante aujourd’hui – l’aurait écoeuré (en tout cas, c’est l’effet que cela me fait, à moi), même vendre de l’art conceptuel (qu’il s’agisse d’instructions pour une peinture murale de Sol LeWitt, ou d’une banane avec un cer tificat d’authenticité de Maurizio Cattelan), ne correspondait en rien à sa vision.
Pour Roelandt, l’art était un don radical de l’artiste à (et souvent contre) la société. Pour lui, l’art était une forme de pensée visuelle. Non pas une façon de transmettre des idées écrites et trop réfléchies, mais une idée visuelle, un cadeau optique au public. Mais offrir un cadeau n’est pas un acte neutre, c’est une invitation au dialogue. Voilà pourquoi les performances de Roelandt étaient presque toujours réalisées en public. Ces interventions étaient des caisses de résonance qui résonnaient, entre autres, grâce à leur caractère spectaculaire. Il va sans dire que Lydia Van Loock, l’héritière de Roelandt, a fait don de l’ensemble de son oeuvre au M HKA et que nous n’avons jamais, au grand jamais, songé à la monétiser. Ce qui, compte tenu de la notoriété de Roelandt à sa mort, n’aurait probablement pas réussi, soit dit en passant. J’espère qu’il en restera ainsi.
LES ANNÉES 1990
Les problèmes financierss ont probablement joué un rôle dans la grande crise artistique et personnelle de Roelandt à la fin des années 80. La situation s’est finalement résolue en 1991, lorsqu’il a pu commencer à enseigner à plein temps à l’Académie d’Anvers, dans le cadre d’un cours de jour sur la photographie. Mais cet emploi s’est révélé une arme à double tranchant : d’une part, cela lui a donné une base plus solide pour financer ses projets ; d’autre part, le travail à l’académie absorbait son temps et son énergie, de telle sorte qu’au cours des dernières années, il avait à peine le temps, voire plus du tout, et peut-être plus le désir non plus, de se consacrer à son propre travail.
En tant qu’artiste, il s’est réinventé une troisième fois au cours des années 1990, mais cette fois dans le cadre plus traditionnel que requérait son enseignement. Il a alors réalisé des oeuvres plus personnelles, il a retravaillé ses photographies colorisées du début des années 70 et a étroitement coopéré aux projets individuels ou collectifs de ses étudiants. Le fait d’avoir enseigné la colorimétrie en tant que matière se reflète dans nombre de ses oeuvres autour de la lumière et de la couleur. Mais ces projets-là se déroulaient souvent entre les murs ou dans le cadre éten du de l’académie, si bien que peu à peu, Roelandt a échappé à l’attention du public.
En ce qui me concerne, la dernière période de l’oeuvre de Roelandt est la plus étrange, la plus étonnante, surtout en regard de ses oeuvres antérieures. Ce n’est qu’après avoir organisé des expositions avec ces oeuvres-là que j’ai commencé à les comprendre. Quoi qu’il en soit, ces oeuvres tardives ont gagné en statut et en importance à mes yeux.
À l’époque où il les a réalisées, elles me semblaient étranges. D’une part, je me réjouissais que Roelandt se fût ressaisi sur le plan artistique après sa crise profonde. Beaucoup s’articulait dès lors autour des couleurs, et il y introduisait d’étranges inventions, comme quatre téléviseurs empilés les uns sur les autres qui ne montraient que du bruit blanc (img. 6). Ou de petites sculptures, des objets absurdes comme un couteau tranchant « planté » dans une tasse à café remplie de terreau. Des plaisanteries, au fond. Destinées à provoquer. J’ai certes sympathisé avec ces tentatives de relativiser l’institution « académique ». Mais ce que je n’ai pas perçu à l’époque, c’est que derrière le bouffon (comme dans son autoportrait en arlequin dansant), se dissimulait un artiste sérieux à l’oeuvre. Des espaces colorés, des photographies colorisées, des oeuvres colorées du passé qu’il réactualisait. Des oeuvres réalisées dans les années 70 qu’il faisait à présent imprimer en grand format, et même sur des plaques en aluminium pour ensuite les exposer de manière presque nonchalante et désordonnée, comme s’il voulait saboter son propre travail. En renouant avec son passé, il a réinventé une nouvelle esthétique – lui qui ne s’est jamais montré féru de « beauté ». Toute cette dernière période de l’oeuvre de Roelandt est un gigantesque anneau de Möbius qui se réinvente sans cesse, un retour au passé comme présent, un éternel retour où il réinvente l’oeuvre de sa jeunesse comme une oeuvre d’avenir. Car le passé n’est pas vraiment le passé, il est aussi la source de l’avenir.
Les autoportraits de Roelandt ne sont pas des autoportraits. La plupart sont au fond des séries du même autoportrait. Les vingt petits autoportraits des années 70, par exemple, et leurs sept versions au même format imprimées sur aluminium au début des années 1990 s’appuient toutes sur une seule photographie qu’il a transformée en une série par le biais de différentes colorisations.
HUGO ROELANDT AUJOURD’HUI
En 2016, lors de la deuxième exposition au centre d’art anversois Objectif Exhibitions autour de son oeuvre en couleur – celle qui a remporté le plus de succès –, nous avons montré à quel point nous con sidérions son oeuvre comme celle d’un artiste contemporain. Ce soir-là, un artiste contemporain prééminent a fait son entrée : Guillaume Bijl. Ce dernier connaissait bien entendu Roelandt depuis les premières années de leurs carrières artistiques respectives. Mais ils s’étaient totalement perdus de vue. Tant et si bien que sa compagne, Ulrike Lindmayr, une commissaire d’expo sitions qui connaît extrêmement bien la scène artistique flamande contem poraine, n’avait jamais entendu parler de Roelandt ! Sa disparition de cette scène était donc absolue à partir des années 1990.
Malgré tout, il avait pensé à un come-back. En 2011, lorsque nous avons passé une semaine à la Biennale de Venise, le but explicite était de « repartir à zéro ». Mais à Venise, Roelandt a souffert d’un mal de gorge constant pendant tout le séjour. Cette douleur chronique s’est révélée être due à un cancer. Dans ses derniers jours, il m’a littéralement demandé de m’occuper de son héritage artistique.
Une tâche qui semblait presque impossible. Comment diable pouvais-je (r)éveiller l’intérêt pour des oeuvres qui paraissent totalement contraires au goût (commercial) du public et qui ont de surcroît été réalisées par un artiste dont même les spécia listes de l’art contemporain flamand n’ont jamais entendu parler ? Eh bien, de l’une ou l’autre manière, la chance aidant et surtout avec le soutien de nombreuses personnes – telles que Lydia Van Loock, Antony Hudek, Annie Gentils, Bart De Baere, Joanna Zielińska, Nav Haq, ettous les collaborateurs d’Objectif Exhibitions, du M HKA et du CKV – cela a quand même réussi. Mais le facteur le plus important de ce come-back posthume est Hugo Roelandt lui-même : il nous a laissé une oeuvre transversale qui nous parle et nous fascine plus que jamais, dix ans après sa mort.